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Une infirmière d’établissement correctionnel décrit le travail « en dedans »

  
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nov. 02, 2020, Par: Britney Saik
Britney Saik with a background image of jail cells
unsplash.com/@emilianobar
« La vie est faite des liens que nous tissons avec les autres et de ce que nous faisons pour les aider à devenir la meilleure version possible d’eux-mêmes, dit Britney Saik. J’espère que ma bienveillance fera tache d’huile J’espère avoir aidé certains détenus à voir différemment leur incarcération et leur avoir ainsi donné les moyens et la volonté d’apporter certains changements positifs dans leur vie. »

Le mardi 4 juin 2019 a débuté comme n’importe quelle autre journée. Le travail commence toujours à 6 h 45, à l’aube. Comme d’habitude, je me suis extraite du lit, les cheveux en bataille, confuse après que les quatre sonneries successives du réveil m’aient tirée d’un sommeil profond et reposant et de rêves paisibles bien que d’apparence très réelle.

Je me suis préparée et, exploit, je suis arrivée à l’heure au travail, en établissement correctionnel.

Ce mardi-là, j’ai reçu un courriel de félicitations pour cinq années de services en soins infirmiers. Une demi-décennie comme infirmière autorisée, le plus souvent en établissements correctionnels, à l’occasion en oncologie. C’était un cap important.

Ce que j’ai appris

J’ai retiré de mon travail d’infirmière en établissement correctionnel une expérience variée. Je sais mieux évaluer les patients et je suis devenue plus autonome pour prendre des décisions cruciales.

Dans ce type d’établissement, le personnel infirmier porte de nombreuses casquettes : nous établissons une relation avec des patients qui ont vécu des traumatismes psychologiques ou physiques et nous les écoutons. Nous soignons les malades en pansant leurs plaies et en leur administrant des antibiotiques ou des fluides par intraveineuse, et nous suivons et traitons les patients pendant leur sevrage des opioïdes ou de l’alcool.

Ces infirmières et infirmiers prennent également soin de patients qui ont divers problèmes de santé – maladies aiguës ou chroniques, idéations suicidaires et grèves de la faim, par exemple –, et administrent même des soins pré- et postopératoires.

Nous prenons grand soin de nos radios, tout en écoutant les divers codes annoncés. Le code 99 veut dire détresse médicale, et l’équipe de soins de santé de l’établissement, y compris le personnel médical, infirmier et paramédical, intervient et traite rapidement les patients, pour une surdose d’opioïdes, une crise d’épilepsie ou des traumatismes physiques suite à une attaque, par exemple. Nous tendons aussi l’oreille au cas où il y aurait d’autres codes informant le personnel d’une agression de détenus ou de membres du personnel par des détenus.

Un milieu difficile

En services correctionnels, nous effectuons les tâches habituelles des soins infirmiers tout en étant conscients des risques de violence et de l’explosivité du milieu.

En services correctionnels, nous effectuons les tâches habituelles des soins infirmiers tout en étant conscients des risques de violence et de l’explosivité du milieu.

On peut néanmoins voir dans la prison une occasion pour les patients de se réadapter et de parvenir au bien-être. (Au cours des cinq dernières années, j’ai vu trois patients retarder volontairement leur libération sous caution en raison des soins de santé exceptionnels qu’ils recevaient « en dedans »!)

En collaboration avec les membres d’une équipe multidisciplinaire et les agents correctionnels, le personnel infirmier aide les patients en leur donnant les moyens de relever leurs défis les plus intimes alors qu’ils éprouvent la plus grande vulnérabilité et traversent les moments les plus déstabilisants de leur vie.

Les agents correctionnels sont essentiels pour assurer la sécurité du personnel, et ils aident l’équipe de soins de santé avec enthousiasme. Ils lui apportent leur assistance lorsque les détenus ont des urgences médicales. Ils préviennent aussi le personnel infirmier quand l’état psychologique des détenus se dégrade ou quand ils deviennent agressifs. L’expérience m’a appris que le respect mutuel, la responsabilité professionnelle, la reconnaissance des rôles et le soutien entre collègues favorisent la collaboration entre professionnels de la santé et les agents correctionnels.

Épuisement professionnel et pur bonheur

J’ai de la chance, car je n’ai jamais succombé à l’épuisement physique ou mental, contrairement à tant de mes collègues infirmières et infirmiers. À maintes reprises, j’ai été amenée à conseiller des collègues et à leur offrir un refuge lorsqu’ils étaient frustrés, tristes ou épuisés.

C’est la possibilité d’aider et de guérir qui m’a séduite dans la profession infirmière. Il est cependant naturel, je pense, de nous trouver confrontés à une sorte de dichotomie à un moment ou un autre de notre carrière infirmière, une dissonance entre deux aspects qui s’opposent. C’est le cas quand nous devons agir contrairement à nos sentiments profonds, parce que tel est notre devoir. Faire comme si cette dissonance interne n’existait pas peut fragiliser notre confiance en nous-mêmes, effilocher le tissu de notre identité professionnelle. Il en résulte un manque de réalisation de soi et de connexion à la profession infirmière, autrement dit, l’épuisement professionnel.

J’admets qu’il m’est arrivé, à moi aussi, de me sentir anéantie, et si j’ai pu me sentir moi-même à nouveau, c’est grâce au soutien de mes collègues, de mes amis et de ma famille, ces gens qui sont souvent les rayons de soleil et les superhéros personnels de tant de professionnels de la santé. Ceux qui nous soutiennent reçoivent rarement la reconnaissance qu’ils méritent et font souvent les frais, sans que nous le voulions, de nos journées difficiles, de nos emplois du temps impossibles et de notre épuisement quand nous rentrons à la maison, même quand nous faisons de notre mieux pour leur dire notre gratitude.

D’autres fois, travailler dans une prison peut être un pur bonheur : j’ai sauvé quelqu’un aujourd’hui. Je lui ai littéralement sauvé la vie. J’ai ravivé son âme. Rempli sa coupe d’espoir. Saisi une lueur de lucidité dans son regard, même si elle était fugitive, et j’ai su que j’étais comprise. Voilà autant de réussites personnelles. Et puis il y a le compliment le plus précieux de tous, plus précieux qu’un trésor de rubis ou de diamants perdus :

  • « Vous êtes une bonne infirmière. » ou bien,
  • « Merci. » ou encore,
  • « C’est la première fois depuis longtemps qu’on est gentil avec moi. Continuez. Nous sommes si nombreux à en avoir besoin. »

Ce dernier compliment était en fait les premières paroles aimables que j’ai entendues dans ce lieu si souvent imprégné de la violence, de la rage et de l’incompréhension des détenus. J’ai donc souri et collecté mon premier rubis, que j’ai rangé bien à l’abri dans ma petite pochette imaginaire, dans un coin de mon esprit, et puis j’ai poursuivi mon chemin.

Les soins infirmiers en établissement correctionnel m’ont fait réviser mes attentes personnelles et ma conception de mon rôle en tant qu’infirmière dans un milieu potentiellement violent.

Introspection et réflexion

J’aurais dû me confectionner une plus grande pochette pour conserver dans mon esprit les mots gentils et les compliments. Chez les infirmières et les infirmiers, cependant, des sentiments d’humilité, de compassion et d’empathie sont le résultat de notre incessante et interminable introspection – « Aurais-je pu faire plus? Ai-je réagi comme il fallait? ».

L’humilité peut cependant avoir un côté beaucoup plus sombre : le sentiment que l’on ne mérite pas cette reconnaissance et qu’il faut toujours travailler plus fort. Elle nous rend sujets à de profonds sentiments de culpabilité et à une inquiétude incessante, une prison mentale de notre fabrication.

Quand j’y réfléchis, je me dis que c’est la chance qui m’a amenée à pénétrer dans une prison, à franchir les lourdes portes blindées et les blocs de ciment gris, pour découvrir, de l’autre côté, qui je suis. La prison m’a aidée, en début de carrière, à découvrir mon identité professionnelle en tant qu’infirmière et à explorer et développer mes capacités d’empathie et de compassion. Le milieu correctionnel a également nourri mon enthousiasme et mon désir de faire le bien, d’établir des relations de confiance avec les patients et d’améliorer l’existence de personnes vulnérables et marginalisées.

En devenant infirmière, j’ai pris l’engagement de soigner les malades et les blessés, et cela inclut les victimes et les auteurs d’actes criminels. Parfois, ces groupes sont bien distincts. D’autres fois, la frontière entre eux est brouillée, et ils se mélangent. Dans un établissement correctionnel, la personne qui vient chercher des soins porte la combinaison très reconnaissable des services correctionnels. Je suis profondément consciente de sa situation; dans la communauté, je pourrais en être profondément inconsciente.

Les soins infirmiers en établissement correctionnel m’ont fait réviser mes attentes personnelles et ma conception de mon rôle en tant qu’infirmière dans un milieu potentiellement violent. J’interagis avec des personnes qui ont été accusées d’actes criminels divers et je les soigne, ce sont mes patients. On m’a confié la responsabilité de les soigner et de les guider avec empathie au fil de leurs interactions avec le système de santé pendant leur séjour dans cet établissement.

La bienveillance bouscule nos façons de penser, réveille nos sens et imprègne tout notre être. J’ai rencontré quelques patients incarcérés qui m’ont confié n’avoir jamais eu la chance de connaître une amitié agréable, une relation aimante ou un foyer sûr. Infirmières et infirmiers, nous avons la capacité et les moyens d’offrir aux autres, en particulier nos patients, notre bienveillance au quotidien. Nous avons un rôle crucial à remplir en les aidant à cultiver leur potentiel de croissance personnelle, en leur donnant espoir et en leur apprenant à s’adapter et à évoluer dignement et humainement.

La vie est faite des liens que nous tissons avec les autres et de ce que nous faisons pour les aider à devenir la meilleure version possible d’eux-mêmes. J’espère que ma bienveillance fera tache d’huile. J’espère avoir aidé certains détenus à voir différemment leur incarcération et leur avoir ainsi donné les moyens et la volonté d’apporter certains changements positifs dans leur vie. J’espère avoir réussi, ces cinq dernières années, à faire une différence, grande ou petite, dans les centaines de vies que j’ai croisées en prison. La bienveillance est un langage universel auquel nous avons tous accès et qui ne coûte pas cher. Elle donne au personnel infirmier le pouvoir de toucher des vies, derrière les murs des prisons et bien au-delà.

Voici quelques conseils sincères pour survivre quand on travaille dans un établissement correctionnel :

  1. Si vous travaillez en prison, ne portez jamais de tenues infirmières de la même couleur que les combinaisons des détenus.
  2. N’emportez jamais chez vous une paire de ciseaux venant du travail, à moins de vouloir causer la fermeture de tout l’établissement et de contrarier vos collègues. (Ça fait TOUTE une histoire quand des objets pointus disparaissent dans une prison!)
  3. Ne sous-estimez jamais la quantité de choses que les humains peuvent cacher dans les recoins de leur cerveau et les orifices de leur corps.
  4. Un bon sens de l’humour et un sourire amical peuvent être de bons compléments aux soins et donner espoir aux éclopés de la vie.

Britney Saik a grandi à Edmonton, en Alberta, et passé ses étés dans les fermes de ses grands-parents. Elle est allée à l’Université MacEwan, où elle a obtenu son baccalauréat en sciences infirmières en 2015. Britney est infirmière autorisée et a exercé en oncologie et en milieu correctionnel ces cinq dernières années. Assoiffée de connaissances, elle fait actuellement une maîtrise en sciences infirmières à l’Université de l’Alberta dans le but de devenir infirmière praticienne. Son souci de contribuer à la communauté l’a entre autres choses amenée à faire don de ses cheveux au salon 360 Hair Inc. en 2018 pour la confection de perruques gratuites destinées à de jeunes patients traités contre le cancer. Elle donne aussi son sang à la Société canadienne du sang. Elle a fait du bénévolat à l’étranger et a ainsi aidé, en 2015, à bâtir une école et une clinique de soins de santé dans la forêt amazonienne, en Équateur, avec le programme humanitaire international Enfants Entraide.

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