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Comment se remettre

  
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juil. 22, 2019, Par: Jenna L. Vardy
dandelion
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Enseignements retenus

  • Être témoin de la souffrance humaine est un lourd fardeau que doit souvent porter le personnel infirmier.
  • La première étape pour se remettre est de s’autoriser à éprouver les sentiments qui font surface, parce que faire front ne signifie pas oublier.
  • Trouvez ce qui vous permet à VOUS de vous remettre, parce que ce n’est pas la même chose pour tout le monde.

Je vais débrancher les machines qui maintiennent artificiellement en vie une patiente adolescente atteinte de leucémie parce que nous ne pouvons plus rien pour elle. Il n’y a plus d’espoir qu’elle se remette. Ses parents se battent avec elle contre cette maladie cruelle depuis son diagnostic, il y a six mois. Elle est en soins intensifs depuis des semaines, sous sédation et ventilée en attendant de voir si, comme on l’espère, la greffe de cellules souches réussit et elle entre en rémission. Son corps est sans défense, elle a des infections multiples et des saignements spontanés. Depuis des semaines, pendant chaque quart, elle a besoin de plusieurs transfusions de sang et de plaquettes.

Depuis quelques jours, il est devenu manifeste que la greffe de cellules souches a échoué. L’un après l’autre, ses organes lâchent. Avec deux vasopresseurs, elle est au maximum. Elle a besoin de ventilation à pression contrôlée et elle est sous oxygène à 100 %. Nous ne pouvons plus rien faire. Elle ne ressemble plus aux photos que son père a affichées au mur, à la jeune fille pleine de vie et heureuse au milieu de sa famille et de ses amis. Son corps est boursouflé et couvert de bleus, et sa peau pèle. Les hémorragies rougissent le blanc de ses yeux. L’intérieur de sa bouche est à vif et saigne sans cesse à cause d’une forte inflammation des muqueuses. Sa souffrance est manifeste, indéniable.

Sa famille est d’accord avec l’équipe médicale : le moment est venu de la laisser partir. Lorsque j’arrive pour mon quart, la décision a été prise. Ce n’est pas la première fois que je m’occupe d’elle. Je la connais, sa famille aussi, et ça rend les choses beaucoup plus difficiles. Des membres de la famille et des amis venus faire leurs adieux entrent et sortent de la pièce, le visage grave. Je leur approche des chaises, et je leur fournis des mouchoirs et de l’eau. Tout le monde est anéanti, épuisé. Placée aux premières loges, j’assiste à leur peine inconsolable et viscérale. Je vois ses amis, des adolescents juvéniles et pleins de vie, essayant d’être courageux pour leur amie, sans doute conscients que ça aurait tout aussi bien pu être eux dans ce lit. L’un d’eux porte des lunettes de soleil bien que ce soit le soir, pour cacher ses larmes. Ses parents parviennent tant bien que mal à tenir le coup, pour sa petite sœur. À bout de nerfs, celle-ci s’effondre littéralement, et on doit la porter pour la sortir de la pièce. C’est trop dur pour elle.

Après plusieurs heures où je respire à fond, retiens mes larmes, détourne mon regard et quitte la pièce quand je sens que je ne peux plus me contrôler, les parents s’approchent de moi pour me donner leur signal : « Nous sommes prêts ». Je prends une longue inspiration, j’expire lentement, et j’essaye de détendre mes épaules pour me concentrer sur ce que dois faire, pour elle et pour eux. Mes collègues me soutiennent du regard. Eux seuls savent vraiment ce qui m’attend. Leur présence me donne la force d’entrer dans la pièce et de faire l’impensable.

L’inhalothérapeute et moi entrons ensemble alors que ses proches forment un cocon autour de son lit. Pendant que l’inhalothérapeute déconnecte et ferme le ventilateur au niveau de la trachéotomie, j’administre doucement l’hydromorphone et le midazolam pour m’assurer qu’elle ne souffre pas, qu’elle n’ait pas peur et qu’elle ne manque pas d’air pendant ses derniers instants. Je passe doucement près des pompes intraveineuses et arrête discrètement les vasopresseurs, d’abord la noradrénaline, puis la vasopressine. Je l’observe attentivement, guettant le moindre signe d’inconfort; il n’y en a pas. Son rythme cardiaque ralentit aussitôt, son complexe QRS s’élargit progressivement, les extrémités s’espaçant jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’une ligne horizontale. En quelques minutes, elle est partie. Ses parents disent au revoir à leur aînée pour la dernière fois. Un peu plus tard, ils passent me voir pour me dire qu’ils s’en vont, leur regard est vide, leur visage, rouge et gonflé. Leur espoir a cédé la place à la peine; leur monde a changé à tout jamais.

Le résident constate le décès et commence à préparer le certificat de décès. J’attache un segment de bande d’enregistrement documentant l’asystolie à mes notes et finis ma mise à jour du dossier. Je recrute quelques collègues pour m’aider avec les soins post-mortem. Nous enlevons la voie veineuse centrale, les voies veineuses périphériques, la sonde de Foley et la sonde rectale. Nous l’enroulons délicatement dans un linceul de plastique blanc, attachons l’étiquette d’identification à son gros orteil et faisons glisser la fermeture. Je lui fais mes adieux en silence, me disant que j’aurais souhaité que les choses se passent autrement. Quand je m’assieds pour la première fois en sept heures, je me rends compte que je suis épuisée, émotionnellement et physiquement. Je n’ai plus rien à donner. Soudain, je me sens à la fois assoiffée et affamée, et je ne souhaite plus qu’une chose : dormir.

Épuisement émotionnel et physique

Ce n’est que le lendemain que sont sorties les larmes que j’avais retenues avec tant de force. J’ai sans cesse pensé à elle pendant des jours, et elle a continué d’apparaître régulièrement dans mes pensées pendant des semaines, moins fréquemment au bout de deux mois environ. Beaucoup de gens s’imaginent que je me sens coupable d’avoir mis un terme à la vie d’une personne. Ce n’est pas le cas. Je comprends pourquoi c’était nécessaire et, en fin de compte, charitable. La douleur que je ressens vient du fait que j’ai côtoyé la peine de si près. La tristesse difficile à supporter qui demeure vient de la perte et du vide émotionnels qui ont remplacé la souffrance physique. Être témoin du summum de la souffrance humaine est parfois un fardeau insupportable. Rien ne nous préparera jamais à regarder des parents perdre leur enfant.

Je me vois en eux. Ses parents avaient mon âge. Elle était adolescente, et elle a été fauchée alors que sa vie prenait tout juste son essor. Ça aurait pu être mon mari et moi, ça aurait pu être ma fille. Leur perte aurait pu être la nôtre. Ils ne méritaient pas que cette histoire soit la leur. Le personnel infirmier n’a pas le luxe de nier la réalité, de croire que ces choses n’arrivent qu’aux autres, ailleurs. Je sais que leur fille ne souffre plus; pour eux, par contre, ce n’est que le début. Nos vies sont à jamais liées par ce moment, par la tragédie que nous avons vécue ensemble. Ils sortent de l’unité à pas lents, y laissant leur fille. Je ne les reverrai jamais, même s’ils resteront à jamais avec moi.

« Faire front », ce n’est pas si simple : Par où commencer pour digérer cette expérience? Comment rentrer retrouver sa famille après avoir commis l’impensable? Ma famille et mes amis m’écoutent et me tiennent des propos réconfortants, mais aucun d’eux ne peut comprendre pleinement ce que j’ai dû faire. L’équipe multidisciplinaire organise une rencontre pour faire le point quelques semaines plus tard. L’hôpital offre un programme d’aide aux employés, mais je ne demande pas d’aide. C’est un travail que je dois faire seule. Pour mon quart suivant, je téléphone pour dire que je suis malade, et tous mes collègues comprennent pourquoi. Prendre soin des autres est au-dessus de mes forces. J’ai tout donné. J’arrive tout juste à remplir mon rôle d’épouse et de mère à la maison, préparer les dîners des enfants pour l’école et les aider à faire leurs devoirs. Ce ne serait pas juste pour les patients de prendre soin d’eux avant de m’être remise de cette expérience.

J’ai besoin de recharger mes batteries avant de pouvoir à nouveau donner aux autres. Je sais d’expérience que l’objectif n’est pas de tourner la page, d’enfouir l’expérience en moi ou de l’oublier. Je dois prendre le temps de tout ressentir, d’analyser mes sentiments. J’ai besoin de temps toute seule pour pleurer sans retenue parce que la maladie est une injustice et parce qu’il y a des limites à ce que peut faire la médecine. J’ai besoin de cerner la vraie nature de mes sentiments au-delà de la frustration et de la mélancolie. Je dois me vider de tout ce chagrin et y consacrer le temps qu’il faut. Je suis patiente avec moi-même. Je m’accorde des plaisirs parce qu’elle, elle ne peut pas. Je ne tiens rien pour acquis. Je démêle mes sentiments en silence dans ma tête, jusqu’à ce que cette expérience ait un sens. Ce n’est qu’à ce stade-là que je peux la ranger soigneusement et la poser sur une étagère avec les autres. Je reviens de temps en temps à ces émotions et je les revis parce que faire front, ça ne signifie pas oublier : c’est reconnaître le chaos insupportable qui est présent dans ce que nous faisons et accepter qu’il devienne une partie de nous-mêmes, pour le meilleur ou pour le pire.

Si à un moment vous trouvez que ces sentiments ne restent pas sur l’étagère ou si votre étagère commence à déborder, demandez de l’aide. Des fois, c’est trop, et nous avons besoin d’aide professionnelle. Ne vous enlisez pas dans la souffrance. Acceptez la main que l’on vous tend pour vous aider à sortir de là ou à réorganiser votre étagère.

Avec le temps, vous apprendrez ce qui marche pour vous et ce qui ne marche pas. Cela varie d’une personne à l’autre. Il est important d’admettre que les sentiments ne vous quitteront jamais; ils s’atténueront avec le temps et avec votre acceptation. Vous devez prendre soin de vous, aussi bien que vous avez pris soin des autres. Ce n’est que comme ça que vous vous remettrez assez pour pouvoir recommencer.

Les histoires se multiplient et ça ne devient jamais plus facile. On apprend simplement à mieux s’en remettre.


Jenna Vardy a passé les 11 dernières années à travailler comme infirmière en soins intensifs à Halifax (N.-É.) où elle vit avec son mari et leurs deux enfants.

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